CHEIKH EL HADJ M’hamed EL ANKA 1907 – 1978

Il y a 102 années  le 20 mai 1907 
naissait le grand maître El Anka


                                                                                        Par Abdelkader Bendamèche
                                             In « Les grandes figures musicales en Algérie »TOME1
                                                                                 paru aux éditions Enag   en 2009


De  son vrai nom Aït Ouarab Mohamed Idir Halo,  Hadj M’hamed El Anka est né le 20 mai 1907 à la Casbah d’Alger, précisément au 4, rue Tombouctou,  cité classée patrimoine mondial et qui a enfanté la plupart  des grandes familles algéroises. Son père Mohamed Ben Hadj Saïd, souffrant  le  jour de  sa naissance,  dut  être  suppléé par  un  parent  maternel  pour la déclaration à l’état civil.

C’est ainsi que  naquit un quiproquo au  sujet du  nom patronymique  d’El Anka.  Son oncle maternel se présente en tant que tel;  il dit en arabe “Ana  khalo” (Je suis son  oncle). Et c’est de  cette manière que le préposé inscrit “Halo”. Il devient alors Halo Mohamed Idir.

Trois  écoles  l’accueillent  successivement  de  1912  à  1918 : coranique de 1912 à 1914, Brahim Fatah (Casbah) de 1914 à 1917 et une  autre  à  Bouzaréah,  jusqu’en  1918,  quand il  quitte, définitivement,  l’école pour  se  consacrer au  travail;  il  n’avait pas encore soufflé sa 11ème bougie. C’est sur recommandation de Si Saïd Larbi,  un musicien de renom,au sein de l’orchestre du maître Mustapha Nador, que le jeune M’hamed obtenait le privilège d’assister aux fêtes animées par ce grand cheikh,  qu’il vénérait.  C’est ainsi que durant  le mois de  Ramadhan de l’année  1917, le Cheikh, remarquant la passion du jeune M’hamed et  son sens inné pour le rythme, lui permit de tenir le tar (tambourin)  au sein de son orchestre. Il l’a fait avec une aisance qui n’avait d’égal que sa passion qu’il voulait à tout prix faire jaillir de son corps.

A partir de là,  ce fut Kehioudji,  un demi-frère  deCheikh El Hadj M’rizek, qui  le reçoit en qualité de musicien à plein temps au sein de l’orchestre  qui  animait  les  cérémonies  de   henné,  généralement réservées  aux  artistes  débutants.  L’aventure  continue pour notre  jeune  prodige. M’hamed,  alors  âgé  de  15  ans, musicien percussionniste  vit pleinement  de son art, mais le plus important est qu’il exerce ,avec amour, le rêve qu’il a de tout temps caressé.

L’activité artistique,  en 1920,  était à son degré le  plus élevé avec Mahieddine Bachtarzi, MustaphaNador, Saïdi Abderrahmane, Saïd El Meddah, Derrès, Mustapha Driouèche, Kouider Bensmaïl, Mahmoud Oulid Sidi Saïd, Mamad Benoubia, Cheikha Yamna Bent El Hadj El Mahdi, Zohra El Fassia, Fettouma el Blidia, ainsi que d’autres artistes non moins connus.

Mais  la  véritable consécration  n’arrive  qu’en 1925, quand il fut invité à faire  partie  de  l’orchestre  de  son  maître Mustapha Nador…  et ce,  toujours sur intervention de Si  Saïd Larbi qui l’encourage  inconditionnellement, trouvant  en  lui un potentiel artistique appréciable.

Cheikh  Nador est réputé pour avoir introduit pour  la première fois à Alger le  genre  poétique  “melhun”,  du  Maroc,  des poètes Abdelaziz Maghraoui, Sidi Kaddour El Alami,  Mohamed Nedjar ou Abderrahmane El Medjdoub, d’où l’appellation Moghrabi  ou Mdih, qui va devenir châabi  vers  le milieu du  XXème siècle,  aux côtés du hawzi, arobi, sanaâ.

Après  le  décès de  cheikh  Nador à l’aube  du  19  Mai  1926, à Cherchell,  ville d’origine de son  épouse où il  venait juste de s’installer, El  Anka  prit le relais du regretté cheikh  dans l’animation des fêtes familiales. L’orchestre était constitué de Si Saïd  El Arbi,  de son vrai nom Birou,  de  Omar Bébéo (Allane Slimane) et de Mustapha Oulid El Meddah, entre autres.

C’est en 1927  qu’il participa aux cours prodigués par  le Cheikh Sid Ali Oulid  Lakehal, enseignement qu’il suivit avec assiduité jusqu’en 1932. Il  allait  consulter, également, le Cheikh Sid Ahmed Ibnou Zekri proviseur du lycée franco-musulman de Ben-Aknoun,  un maître dont la notoriété en  matière littéraire  était bien  établie,  et ce pour  corriger  et  purifier  les  expressions  linguistiques  et littéraires,  contenues  dans  les  poèmes.

Ces fautes étaient introduites involontairement durant les  époques  anciennes, en raison  de  la   transmission   orale,   mais   également   de  la transcription  latine  ou  du  faible  niveau de  formation des interprètes et transcripteurs de verbes populaires.

1928  va devenir une année mémorable  dans  sa  carrière  du fait qu’elle  constitue  son  entrée  en  scène  en  grand  public. Il enregistre  27  disques 78  T chez Columbia,  son 1er éditeur. Il prit  part  aussi à l’inauguration  de la Radio P.T.T  Alger. Ces deux évènements vont le propulser au devant de la scène à travers le territoire national et même au-delà. A titre indicatif,  El  Hadj  El  Anka  a interprété  près de 360 poésies (qaçaïd) et produit environ 130 disques. Après Columbia,  il réalise avec  Algériaphone une  dizaine de 78T en 1932 et une  autre dizaine avec Polyphone.

Le 5 Août 1931, Cheikh Saïdi Abderrahmane venait de s’éteindre. Ce  grand Cheikh  disparu,  El Anka se retrouvera seul dans le genre madih. C’est ainsi que sa popularité,  aidée par les moyens modernes du phonographe  et de la  radio,  allait de plus en plus grandissante.

Il reçut une invitation à se produire, en 1932,  à Rabat, au Maroc à l’occasion  de  la  fête  du trône, devant  le  Roi  Sidi Mohamed Benyoucef.

 En 1936,  El Anka loue les services, au sein de son orchestre, de Cheikh Ahmed Sebti, dit Ahmed Chitane, et de Hadj Menouer (Kerrar) au  tar,  réputés  sur  la  place  d’Alger  pour  leur  dextérité instrumentale  et  leur vaste  savoir dans le  domaine.

C’est, en 1937,  qu’il effectue le pèlerinage aux lieux saints de l’Islam, sur le bateau El Mandoza, d’où la chanson qu’il composa à cette occasion et qui avait pour titre d’origine El Heudja, enregistrée à Paris le 23 décembre 1937.

Deux grands maîtres l’ont accompagné au cours de ce voyage sacré, ce sont El Hadj Chaïeb Arezki (Mrizek) et Hadj Kerrar Menouar. Dès son retour de la Mecque,  il reprit ses tournées à travers le territoire  national,  mais également en France pour  se produire auprès de l’émigration qui prenait de l’importance. Après ces tournées,  il rentre à Alger et renouvelle sa formation en intégrant Hadj Abderrahmane Guechoud,  Kaddour  Cherchalli (Abdelkader Bouheroua décédé en 1968 à Alger), Chabane Chaouche à la derbouka  et  Rachid Rebahi au  tar, en  remplacement de Cheikh Hadj Menouar qui créa son propre orchestre.

Au lendemain de la seconde Guerre  Mondiale, et après  une période jugée difficile par  certains  de  ses  proches,  Cheikh  El Hadj M’hamed El  Anka va être convié à diriger la première grande formation de musique populaire  de Radio Alger, à peine naissante et succédant à Radio PTT,  musique populaire qui allait devenir,  à partir  de  1946,  châabi grâce à  la  grande notoriété de son promoteur, El Anka.

Quatre autres orchestre allaient être formés: le moderne dirigé par  Mustapha  Skandrani,  l’andalou par  les  frères  Mohamed et Abderazak Fekhardji, le kabyle par Cheikh Noreddine et le bédouin par Khelifi Ahmed. Le manager artistique de la  Nouvelle Radio n’était autre que le Professeur El Boudali Safir, célèbre musicologue algérien.

Cheikh El Hadj M’hamed El Anka,  devant tant de succès,  va rencontrer, malgré tout ,beaucoup de  résistance de la  part des conservateurs et puristes invétérés, qui n’acceptaient aucune autre  forme ou genre musical que le leur.  Cette situation va encourager notre Cheikh pour reconquérir, de plus en plus, de popularité,  le public demeurant le seul juge, à ce moment-là.

Jusqu’en 1954,  beaucoup de musiciens de renom se sont succédés au sein de son orchestre,  tels Moh-Segheir Laâma (Aoûali)  au luth, Mohamed Kabour (dit tailleur)  au banjo, Hadj Omar Mekraza à la derbouka, Moha Brahim (Toumi  Mohamed)  au  tar et  Hadj  Gamba au  fhel (Zedmia  Benali). C’est  en  1955  qu’El Anka fait  son entrée  au conservatoire municipal   d’Alger   en   qualité   de   professeur   chargé  de l’enseignement du châabi.  Ses premiers élèves vont  devenir tous des cheikhs  à leur tour, assurant ainsi une  relève prospère et forte,  entre autres,  Amar Lachab, Hassen Saïd, etc. Les derniers sont H’ssissène Saâdi,  Abdelkader Chercham, Mahdi Tamache, Kamel Ferdjellah, Omar Boudjemia et le propre fils du Ckeikh, El Hadi El Anka. El Hadj M’hamed El Anka a pris à cœur son art : il a appris ses textes si couramment qu’il s’en est bien  imprégné; ne faisant alors  qu’un  seul  corps,  dans  une  symbiose  et  une  harmonie exceptionnelle,  qui font tout le  génie créateur  de l’artiste ,en allant  même  personnifier,  souvent  malgré lui,  le contenu des poésies qu’il interprète;  les exemples d’“El-Hmam”,  “Sabhane Ellah ya latif” sont assez édifiants.

Le châabi,  devenu genre à part entière, art citadin  par excellence  de l’algérien moyen, fonctionne justement par cette double identification de L’interprète – Cheikh et de l’auditeur. Ce dernier pouvant même  être plus  averti que le  chanteur, comme l’illlustre si bien l’expression populaire “Miyez el-klam  khir mène goualou” (celui qui analyse  les paroles est mieux  considéré que celui qui les dit).

C’est cette atmosphère de fête qui a fait la gloire  d’El Anka et du châabi. Elle dépeint, en effet, avec exactitude, le cérémonial rigoureux qui s’établit entre le cheikh et les convives, public d’un soir, public de toujours.

La grande innovation  apportée  par El-Hadj El Anka  demeure, incontestablement,  la note de fraîcheur introduite dans une musique réputée monovocale, qui ne répondait plus au goût du jour. “Son  jeu instrumental devient  plus pétillant, allégé  de sa nonchalance. Sa manière de mettre la mélodie au service du verbe était tout simplement exceptionnelle”, écrivait Sid Ahmed Hachelaf en 1983 In Anthologie de la musique arabe 1906-1966  paru aux éditions Maspéro àParis .

Il  avait déjà cette ambition depuis son jeune  âge, celle de renouveler le genre des maîtres qu’il fréquentait pour  le sortir de sa stagnation. Il est à rappeler qu’on est au lendemain de la première  Guerre  Mondiale,  de l’approche du centenaire  de la colonisation  française, du crash  de 1929. Les esprits sont donc surchauffés, dans le sens du changement, en même temps  que la recherche  d’une  identité  culturelle bafouée  déjà  depuis des lustres. Son apport donc,  en plus de l’amélioration musicale se situe au niveau des poésies.

Il mettait,  en effet,  chacun de ses déplacements à profit, pour chercher un diwan (recueil),un manuscrit, une poésie inédite ou un poète  méconnu. El Hadj  El Anka  avait cette qualité exceptionnelle de ne  jamais  avoir interprété une poésie en suivant sur un registre.

Aujourd’hui,  seul Cheikh  Maâzouz Bouadjadj a  perpetué cette  pratique  dans le  genre  châabi. Dans le genre  bedouin, cette tradition est très ancienne. Rabah Saâdallah,  homme de culture averti, passionné de châabi et compagnon fidèle du Cheikh,  va publier un livre sur lui avec les moyens qu’il pouvait. Seul document de référence, présentement, ce livre  reste le témoignage d’un demi-siècle d’un  monument de la culture nationale.

El Hadj M’hamed El Anka avait dit en 1973, je cite : “Il n’existe pas toujours  de  véritable communication  avec  les responsables  chargés de gérer la destinée des artistes”.  Il ajoute plus loin, dans l’interview qu’il accorde à Rabah Saâdallah:  “Je souhaite que  tous  les  responsables,  que  tous  les  conservateurs du patrimoine tournent leur regard vers nous, afin de sauvegarder ce qui ne doit pas disparaitre”.Il dit encore : “ En ma qualité d’artiste, je fais de mon mieux, mais je suis âgé».

Le 23 novembre 1978, le maître disparaissait, à l’âge de 71 ans, laissant un genre musical majeur, un large public et de nombreux adeptes qui ont suivi une voie toute tracée.

                                                                                              Abdelkader BENDAMECHE